Il est devenu difficile de penser la sexualité d'aujourd'hui sans tenir compte du sida (1).  D'une part, les contacts sexuels qui impliquent les zones ano-génitales peuvent provoquer une contamination par le virus;  d'autre part, le sida est l'objet d'une multitude de discours qui remettent en question les représentations de la sexualité et certaines pratiques sociales et sexuelles.  Cela dit, à tort ou à raison, tout le monde ne se sent pas concerné par le sida et certains se disent plus concernés que d'autres.

 

Le porno (2) aussi parle du sida. Le magazine "Sexy Mag" a publié en Mars 1993 un dossier intitulé: "L'amour au temps du sida". La réalisation spontanée de ce dossier, sans intervention d'acteurs de santé publique, a attiré notre attention sur la présence du thème du sida dans les magazines érotiques. Après examen, ce "dossier" est apparu comme n'étant pas la seule production allant dans ce sens. Le milieu du X apparaît préoccupé par le sida et certains de ses acteurs motivés pour contribuer à la prévention du sida. Au delà de ce premier constat, il nous a semblé intéressant d'examiner de quelles façons le porno traite le problème du sida et de tenter de comprendre pourquoi il traite du sida.

 

Le porno et plus particulièrement les "magazines de charme" vendus en kiosque régulièrement parlent beaucoup du sida.  Le porno parle beaucoup du sida mais il ne montre pas le sida - c'est à dire  des "actes sexuels protégés" selon la terminologie de la prévention.  Le thème apparaît beaucoup plus dans les textes que dans les photos ou les films. En dehors de quelques rares films français qui ont fait la Une des magazines  les comédiens n'utilisent pas de préservatifs de manière visible.  Ils n'en utilisent pas non plus de manière invisible ou discrète comme dans quelques films américains.   Il faut toutefois noter que toutes les pratiques sexuelles réalisées dans le porno ne sont pas à risque et que par voie de conséquence, le porno propose un large répertoire de pratiques sexuelles.

 

Ainsi le discours du porno sur le sida se présente t-il sous la forme d'un paradoxe : le sida y est l'objet de préoccupations et il occupe une place de plus en plus importante dans les textes publiés dans les magazines. Par contre, dans les photos et les cassettes vidéo X, on ne voit pratiquement jamais d'actes sexuels "protégés". Le porno développe donc une fiction du sida et de la prévention en contradiction avec ce qu'il montre.  Les comédiens sont au coeur de ce dispositif : ils s'expriment publiquement et certains d'entre eux sont en passe de devenir des célébrités médiatiques; ce sont eux qui engagent leur corps dans la production des images. Ils apparaissent donc concernés à un double titre : comme sujets des discours et comme individus particulièrement exposés au risque d'infection. C'est l'apparente contradiction entre les discours - qui parlent du sida - et les images - qui représentent des actes non-simulés et non-protégés - que nous avons tenté de comprendre en analysant les interviews des acteurs du X publiés dans les magazines de charme. 

 

Notre interrogation sur la place du thème du sida dans le porno présente cependant des difficultés. Si l'on considère le porno comme une représentation de la sexualité qui met en scène des fantasmes, et qui donc se situe au niveau des imaginaires de la sexualité et de l'imaginaire en général, il peut être intéressant d'observer jusqu'à quel point le sida a pénétré  l'imaginaire sexuel. La consommation d'images pornographiques vise à alimenter les fantasmes - masculins surtout (4) - et à faciliter la masturbation. Dans ce contexte, il est tout à fait légitime de vouloir échapper à l'emprise du sida. Regarder du porno et se masturber - seul ou à plusieurs - reste jusqu'à nouvel ordre une forme de  safer-sex qui participe d'un répertoire diversifié de pratiques sexuelles. La présence du thème du sida dans des productions pornographiques nous révèle cependant que le sida fait déjà partie de  l'imaginaire de la sexualité puisque même le porno y fait référence (5) . 

 

Si l'on considère par contre - de façon très Jdanovienne - le porno comme le reflet de la réalité des pratiques sexuelles contemporaines, c'est à dire comme document sociologique, le point de vue sera différent. Après tout, le porno revendique le statut de "réalité" plutôt que celui de  fiction.  Dans le porno on ne simule pas.  Le succès des films "amateurs" est bien là pour nous confirmer que les producteurs cherchent à offrir aux consommateurs du vrai encore plus vrai que nature, "performé" par des non-comédiens et, à la limite, filmé par des non-cinéastes.  De ce point de vue, la lecture et l'analyse de ces documents est à même de nous renseigner sur l'évolution des pratiques sexuelles dans le contexte du sida. En acceptant de jouer dans les films X des actes sexuels non-simulés et non-protégés, les acteurs refléteraient les limites et les résistances au changement des pratiques sexuelles proposées par la prévention.  Mais surtout, les acteurs du X apparaissent comme un groupe  particulièrement exposé au risque de contamination du fait même de leur activité professionnelle qui implique la réalisation d'un grand nombre d'actes sexuels dans un réseau de partenaires sexuels relativement restreint. En parlant du sida, les acteurs du X nous renseignent aussi sur les relations qui s'établissent au sein de ce réseau de partenaires sexuels et professionnels.  

 

En France, seuls quelques acteurs affirment publiquement refuser de jouer sans préservatif et ce contrairement à l'usage dominant (Hervé Pierre-Gustave lors d'une émission de télévision récente consacrée aux préservatifs). Seules les quelques stars féminines confirmées du X ont le moyen de refuser de jouer "non-protégé" : certaines comme Nina Hartley aux États-Unis se consacrent désormais à la lutte contre le sida; d'autres comme Janine Lindemulder ne jouent pratiquement plus que dans des films lesbiens; d'autres comme Tabatha Cash reconnaissent avoir consciemment pris des risques au cours de leur carrière et jurent que, maintenant - notoriété faite et fortune en voie de l'être - on ne les y reprendra plus;  d'autres enfin comme Nadine Bronx animent des rubriques de courrier des lecteurs dans des magazines et répondent à des questions sur le sida. Il ne s'agit là que d'une minorité d'acteurs qui construisent leur image professionnelle sur leur attitude face au sida et en tirent des bénéfices.

 

Dans la mesure où les acteurs du X jouent de manière non-simulée des actes sexuels dont certains sont désormais considérés comme des "pratiques à risques", il nous a semblé important de tenter de comprendre si ces acteurs ont conscience de ce risque, comment ils s'en protègent et de quelle manière ils justifient la réalisation de ces pratiques, le cas échéant.

 

Les interviews des stars du X

 

Le "genre" de l'interview de la star du X est très répandu dans la presse de charme. Ces interviews permettent au lecteur d'entrevoir la vie de la star au delà de ce qu'elle donne à montrer à l'écran, notamment ses sentiments et réflexions par rapport à son activité, ses ragots sur les uns et les autres, ses projets professionnels et éventuellement quelques aspects de sa vie privée. Paradoxalement, alors que dans la presse dite "People", on s'attache surtout à faire état des histoires sentimentales et sexuelles des "grands de ce monde", les aspects non-sexuels de l'existence de ces actrices sont souvent mis en avant.

Le thème du sida est désormais souvent abordé d'une façon ou d'une autre dans ces interviews. Cependant, comme dans  toute situation d'interview où l'interviewer "dit pour faire dire" (6), il faut considérer que l'entretien journalistique est très construit par l'interviewer en ceci qu'il exprime au moins autant la ligne éditoriale d'un journal que l'opinion de celui qui est interviewé.  Ce type d'interview reflète donc au moins autant les questions que le journaliste se pose que celles que se pose la personne interviewée.   C'est en ce sens que l'on peut dire que ces interviews reflêtent les préoccupations de l'ensemble du milieu. 

 

Méthode

Nous avons tenté de décrire les préoccupations des acteurs du X à propos du sida et de la prévention du VIH telles qu'elles apparaissent dans les interviews qui sont accordées aux magazines de charme. Nous nous sommes fondé sur un corpus constitué des principaux "magazines de charme" français, mensuels, distribués en kiosque : Hot Vidéo, Penthouse, Sexy-Mag, Union, Vidéo-Exclusive ainsi que d'autres magazines à publication irrégulière : Paris-Las Vegas, Défi, etc.... Nous avons réalisé une analyse de contenu sur ce corpus  au cours de la période qui va de Décembre 1993 à Juillet 1994.

Il s'agissait principalement de repérer si les magazines de charme abordaient ou non le problème du sida, de la prévention et du préservatif; si ce problème est abordé de manière spécifique et comment; si ce problème est abordé de manière équivalente dans d'autres supports de prévention du VIH. Cette analyse a pour objectif de faire apparaître d'une part, l'importance relative attribuée au problème du sida et d'autre part, l'identification de  quelques modalités de communication spécifiques aux "magazines de charme" concernant le sida. Nous devons préciser qu'il s'agit principalement  des stratégies élaborées par les rédacteurs de ces magazines eux-mêmes à l'exclusion de toute intervention d'acteurs de santé publique.  

Lors de cette lecture, les interviews des actrices du X nous sont apparues comme le point d'articulation entre différents aspects du porno : les magazines et le cinéma-vidéo. Les actrices parlent beaucoup du milieu de la vidéo X; elles racontent ce qui s'y passe; elles dévoilent les coulisses de ce type de cinéma. Dans ce contexte, le mode de réalisation des pratiques sexuelles qui représente l'essentiel des performances est discuté.

 

Les actrices du X ont conscience du risque

 

La fréquence d'apparition du thème du sida et des préservatifs lors de ces interviews montre bien que les acteurs du milieu du X sont conscients du risque.  La prise de conscience du risque peut même apparaître avec une certaine acuité dramatique et dévoiler ainsi de la peur:

 

"Sexy News" :

 "Sida :  Affolement aux États-Unis. On vient de découvrir qu'une starlette du porno séropositive avait tourné plusieurs scènes de cul dans le dernier film d'Anthony Spinelli. Du coup, presque tous les acteurs et actrices du hard du pays veulent désormais que la capote soit obligatoire sur les tournages."  (Sexy Mag, n°33, Juillet 1993, p.29).

 

"Vidéo " interview de Sylvia Rider :

Penthouse : "Qu'est ce qui vous ennuie dans le milieu du porno ?"

 S.R. : "Pas grand chose. Peut-être la drogue qui circule beaucoup dans ce milieu. J'avoue aussi que je redoute toujours un peu d'attraper une saloperie. Je sais que les acteurs porno sont des gens exceptionnellement prudents en matière de sida : tout le monde subit régulièrement des tests, et on sait exactement qui baise avec qui, même en dehors des tournages. Mais n'empêche, ça fout quand même un peu les jetons."   Penthouse, n°114, Juillet 1994, p.91)

 

Le risque peut aussi faire l'objet d'un déni de la part de certains :

 

"Divan", interview de Zara Whites :

"Penthouse : En cas de besoin, vous préférez le X ou la prostitution ?"

Z.W. : "Le X pour des raisons de sécurité -et de plaisir, à tous les points de vue. La prostitution est beaucoup trop dangereuse, notamment en ce qui concerne les risques du sida. Je préfère le X, qui reste un milieu très protégé où tout le monde se connaît."  "Penthouse : Qu'est ce qui vous fait peur ?"

Z.W. : "La maladie, la douleur, le sida."

Penthouse : Le sida a-t-il fait des victimes dans le monde du X ?"

Z.W. : "Je n'en ai jamais entendu parler."  (Penthouse, Janvier 1994, n° 108, p.48).

 

On se trouve donc dans une situation qui semble marquée par une forte ambivalence. On reconnaît l'existence du risque dans le milieu du X;  cependant, on affirme que, les  règles de fonctionnement qui organisent les relations entre les différents partenaires  protègent les acteurs du X de  ce risque. 

Nous avons ainsi pu observer d'une part, un discours sur le préservatif et son utilisation éventuelle et d'autre part, un discours sur le réaménagement des relations de partenariat qui existent entre les différents acteurs. C'est à l'intérieur de cette organisation professionnelle et de ce réseau de partenaires que les stratégies de protection prennent sens.

 

Le préservatif comme discours

Certains affirment  qu'il "faudrait se protéger":

"Vidéo interview" de Julia Channel qui répond à une question sur les conseils à donner à une actrice débutante : "Je lui dirais de travailler si possible uniquement avec préservatif." (Penthouse, Avril 1994, n°111, p.129).

 

ou que  le port du préservatif soit rendu obligatoire par la loi:

 

Interview de Béatrice Valle : (actrice X)

Penthouse : "Que voudrais-tu révolutionner dans ton job ?"

 B.V. "Je voudrais exiger le port du préservatif en Europe comme aux U.S.A." (Penthouse, Décembre 1993, n° 107, p.102).

 

le milieu du X doit se faire l'avocat du préservatif en contribuant à son érotisation :

 

"Les cahiers secrets de Penthouse" interview  de Tabatha Cash (ex-actrice X) :

 T.C. : "Je fermais les yeux en me disant, tu dois croire aux tests" (...) j'avais risqué ma vie chaque jour de tournage (...) La dernière année, les tests ne suffisaient plus. C'était des doublages, des préservatifs (...) je ne prenais plus les risques que j'avais pris l'année précédente."

Commentaire sur le "clip Soft" avec préservatif. : "Tabatha se fait pédagogue et militante. Pour le port du préservatif, elle participe à un clip pour prouver que le petit bout de latex n'est pas un remède à l'amour."   (Penthouse, n° 114, Juillet 1994).

 

 

L'usage du préservatif apparaît ici beaucoup plus comme un idéal qu'il faudrait pouvoir atteindre que comme une réalité déjà effective. Tabatha Cash énonce cependant une nouvelle tendance du X : participer à des campagnes de prévention contre le sida pour illustrer l'utilisation du préservatif.  Le film de prévention "hard" semble en passe de devenir un "genre" nouveau dans le champ du X.   Ainsi le port du préservatif apparaît-il plus comme un élément de discours que comme une pratique effective. La visibilité du préservatif semble plus importante que son utilisation.

 

Les conditions d'utilisation du préservatif dans le milieu du X 

L'usage du préservatif ne fait pas l'unanimité dans le milieu du X. Certains y seraient réticents.  Cet usage ne serait possible que lorsqu'il pourrait être imposé par une star et il serait difficile pour des acteurs qui n'ont pas encore atteint un statut leur permettant d'imposer leurs exigences, de le  faire admettre : 

 

"Vidéo interview" de Keisha (actrice X) :

En sous-titre gras "Le plus grand changement, c'est que maintenant j'utilise des préservatifs"  

Penthouse:  Pour une "ancienne" comme vous, beaucoup de choses ont-elles changé dans le X depuis que vous avez débuté ?"

K.:  Comme d' autres actrices, je me suis mise à exiger des préservatifs, quitte à perdre des contrats." (Penthouse, Février 1994, n°109, p.99-101 )

 

"Interview" de Lene Hefner (actrice X) : 

"HVS : Quels sont les avantages d'un contrat avec "Vivid" ?

L.H. : "C'est la liberté de pouvoir faire ses propres choix. Par exemple, je ne travaille qu'avec des préservatifs et avec des partenaires que je choisis."  (Vidéo Stars, n°10, Septembre 1993, p.72).

 

Chloé des Lysses (actrice X) :

"HVS : Le sida, cela te préoccupe ?

C.D.L. : "Bien sûr, comme tout le monde. Je fais des tests régulièrement et j'en ai toujours un sur moi. Ce qui est inquiétant c'est qu'on me le demande rarement sur les tournages. ça c'est regrettable. Comme je suis nouvelle, je n'ai pas osé mettre le bordel, mais je pense qu'à l'avenir je serai intransigeante sur ce point. Quand on se dit professionnel, ce genre d'exigence paraît de bon ton." (Vidéo stars, n°10, Septembre 1993, p.88 ).

 

 

L'usage de préservatifs témoigne d'un rapport de forces entre les acteurs et la production.  Il  semble donc constituer un attribut des acteurs qui "n'acceptent pas n'importe quoi" de la part des producteurs et qui peuvent imposer certaines conditions lors des tournages.

 

Les protections imaginaires :

Face à la difficulté d'imposer l'utilisation systématique du préservatif pour le tournage des scènes non-simulées, les acteurs mettent en oeuvre d'autres stratégies que l'on peut qualifier d'imaginaires (7) en ceci qu'elles empruntent certains de leurs éléments aux informations disponibles sur la prévention du VIH, et qu'elles sont construites et organisées pour remplir d'autres fonctions.  Celles-ci sont multiples : rassurer les acteurs en servant de rationalisation et de justification à certaines de leurs pratiques qu'ils considèrent eux-mêmes comme à risque;  les faire apparaître comme sensibilisés à un problème important qui est censé les concerner.   En outre, les stratégies de protection - dont les discours sont partie intégrante - sont à comprendre autant comme des éléments qui participent de la gestion des relations entre acteurs et de la gestion des carrières de ces derniers que comme une forme  de protection contre la contamination par le VIH.

 

Les tests de dépistage:

De nombreux acteurs déclarent avoir recours au test de dépistage. La pratique du test a plusieurs fonctions :

Tout d'abord, les acteurs réaffirment, à propos de la pratique des tests de dépistage leur mission "d'exemple" par rapport à la prévention. 

 

Laetitia (réalisatrice X amateur) :  "Il faut savoir qu'avant de tourner j'exige que les amateurs aient leur test HIV. C'est bien souvent grace à moi qu'ils effectuent cette démarche pour la première fois. Je me sens très concernée par le problème du sida et je crois que je dois montrer l'exemple." (Hot-Vidéo, n°45, Juillet-Août 1993, p.72).

 

Ils reconnaissent eux-mêmes que la pratique exclusive du test n'est pas la forme la plus efficace de protection contre le virus : ce qui maintient une certaine anxiété chez certains d'entre eux. 

 Interview de beata (actrice X) :  

Sexy Mag : Tu fais gaffe au sida ?

b. : "J'en ai très peur et je fais des tests tous les deux mois. Mais il y a toujours un risque !" (Sexy Mag H.S., N° 4 Juin 1993, p.22 )

 

Sexy News :

"Karen Cheryl ne délire pas - Dans un récent magazine (...) elle se fait faire régulièrement le test du Sida pour, dit-elle, "ne pas contaminer la chaîne". C'est son pote Hugo qui doit délirer à ces réponses franches !" (Sexy-Mag, n°32, Mai 1993, p.5).

 

Interview de Pascale, (amatrice X ):

Après le récit de ses pratiques sexuelles (vidéo, échangisme, exhibitionnisme, sodomie, fist-fucking, gang bang), "J'essaie seulement de prendre des précautions maximum pour éviter les maladies en demandant des tests de moins de trois mois. Même si ce n'est pas fiable à 100%, cela sécurise et permet de s'éclater sans peur."  (Sexy Mag, n°33, Juillet 1993, p.49).

 

"Interview" de Crystal Wilder (actrice X)

"S.M. Quelle est votre position vis à vis du Sida ? 

C.W. "Ce serait bien que tout le monde en utilise. Je crois que c'est la responsabilité de tous les acteurs, de toutes les actrices, et de toutes les personnes qui ont des scènes de sexe ensemble de se présenter mutuellement les résultats des tests de dépistage du Sida. Cela me semble indispensable. Seul le gouvernement peut statuer définitivement sur ce problème. Au début de la polémique sur les préservatifs, j'avais peur qu'on oblige les acteurs à en porter, ce qui aurait poussé les producteurs à chercher des prostituées dans la rue pour leur faire tourner des films. Il n'y aurait pas eu de véritable contrôle. C'est pour cette raison que le test est très important."

S.M. : Le sexe sans capote rapporte ?

C.W. "C'est vrai pour l'instant, ça marche. Mais moi j'exige des acteurs qu'ils me présentent leur test. C'est la seule façon de rentrer chez soi après une journée de travail en se sentant responsable. Terry et moi sommes très fermes, nous voulons connaître les gens avec qui nous travaillons. Je ne peux pas croire que des filles débarquent sur les plateaux sans savoir à qui elles ont affaire." (Sexy Mag, n°36 Janvier 1994, p.34-35  ).

 

La présentation du test de dépistage permet finalement de se donner bonne conscience et de se rassurer par rapport au danger. Elle permet aussi à certaines actrices d'exprimer des exigences qui sont compatibles avec les règles de fonctionnement dominantes et qui permettent notamment de tourner des scènes de pénétration sans préservatifs.

 

La sélection des partenaires :

La sélection des partenaires apparaît comme le corollaire du recours au test et de l'évitement de l'usage du préservatif. La connaissance supposée  du statut sérologique des partenaires qu'il apporte aux acteurs justifie  les stratégies qui consistent à n'accepter de tourner qu'avec des partenaires que l'on "connaît" :

 

 

"Les cahiers secrets de Penthouse" : la vie amoureuse des acteurs X.

Kasha (actrice) qui refuse de tourner avec "un autre partenaire que son fiancé", fidélité, hygiène "puisque cette politique d'exclusivité la fit surnommer "la star anti-sida"." (Penthouse, Mai 1994, n° 112)

 

"Tabatha Cash hardeuse fatale"

"Avant de partir aux USA, la jeune hardeuse a tourné un clip sous la direction de Pierre  Reinhard. Commandité par SOFT, une marque de préservatif, ce clip encourage le public à se protéger contre le sida. Tabatha a pour mission de montrer  que la capote peut être un objet érotique, elle s'en acquitte avec maestria en l'enfilant avec la bouche sur le sexe de son partenaire avant de le sucer jusqu'au sang. Le sida,  c'est une obsession de Tabatha : "Avant de tourner, dit-elle, je me mets tellement de trucs à l'intérieur du vagin qu'il n'y a pratiquement plus de risques.  Il n'empêche que j'exige aussi de voir le certificat de séronégativité de tous mes partenaires et que je refuse de tourner avec des amateurs. Un dernier principe auquel elle déroge  parfois, puisqu'on la voit dans "Le Cul qui parle" (...)" (Sexy - Mag, n° 39, Août 1994, , p.53 ).

 

Ne pas accepter de jouer avec "n'importe qui" ne repose pas uniquement sur le critère du statut sérologique. La sélection des partenaires professionnels repose aussi sur leur notoriété dans le milieu. Ne jouer qu'avec des acteurs "connus" signifie surtout, jouer avec des acteurs célèbres.

 

L'abandon des pratiques à risque :

Le changement des pratiques sexuelles  et l'abandon des pratiques à risque est une stratégie adoptée par de nombreuses actrices qui ont le recours de n'accepter de tourner que dans des films lesbiens ou de développer des thèmes plus "hard" tels que le sadomasochisme, ou l'insertion de godemichés :

 

Interview de Janine Lindemulder  (actrice X)

"SM : Pour l'instant tu ne tournes qu'avec des femmes. Le contrat que tu viens de signer avec Vivid Vidéo va-t-il changer les choses ? Est-ce que tu subis des pressions pour accepter des scènes avec des hommes ?

J.L. : "Je ne sais pas trop quoi te dire sur le fait que je ne tourne pas avec des hommes. Non vraiment, je ne sais pas... Disons que les gens de Vivid et moi n'avons rien décidé étant donné que ne n'ai aucune certitude sur ce point précis. Mais il n'y a pas de pression sur moi. Il n'y en aura jamais ! Je suis très contente du contrat passé avec Vivid, l'une des seules sociétés qui encourage le port du préservatif dans leurs vidéos. J'applaudis ce genre d'initiative, c'est merveilleux !" (Sexy-Mag, n° 34, Septembre 1993,  p.46).

 

"Dossier spécial films lesbiens" " Aux États-Unis, la crainte du sida et autres MST est telle que beaucoup d'actrices n'acceptent de tourner qu'avec leur compagnon ou dans des scènes lesbiennes." (Vidéo Stars, n°10, Septembre 1993, p.64).

 

"Tech-sex", CD-X interactif : John B. Root,  le réalisateur interviewé, dit avoir filmé avec un godemiché attaché à sa ceinture.

 "Penthouse : N'as-tu pas regretté de n'avoir tourné qu'avec des  godes ?"

J.B.R. : "Si mais avec le sida, je ne voulais pas prendre de risques, cadence des tournages pour les actrices, non validité des tests en raison de l'incubation de la maladie, gode préféré au préservatif en raison des risques de non érection des acteurs qui n'arrivent pas à mettre les capotes ; sida/ mort." (Penthouse, Mai 1994, n° 112, p.36)

 

Cette tendance s'inscrit par ailleurs dans l'évolution générale des représentations de l'activité sexuelle dans la pornographie qui après avoir été longtemps centrées sur le coït hétérosexuel ont opéré un déplacement vers des pratiques non-génitales telles que le sadomasochisme  ou les différentes "perversions" (8).  Le fait que certaines pratiques considérées comme "très hard" ne soient  pas à risque de contamination permet ainsi à certaines actrices de renforcer leur notoriété de "hardeuse" tout en prenant moins de risques.

 

La lecture de ces interviews laisse transparaître une certaine anxiété de la part des actrices du X.  Celles-ci sont partagées entre les nécessités du déroulement de leur carrière, les exigences du public et la crainte du risque. Cependant, l'analyse des récits concernant les pratiques de prévention, et notamment, la présentation d'un test de dépistage,  la sélection des partenaires et le déplacement vers des pratiques "hard" et à moindre risque, montre que celles-ci sont filtrées par les habitudes du milieu et les stratégies de carrière.  Ne pas tourner avec "n'importe qui" est un élément d'une stratégie de carrière.  L'abandon des pratiques à risque - la spécialisation dans les films lesbiens - se situe aussi dans la même logique : les actrices peuvent ainsi apparaître comme des "hardeuses" tout en évitant de prendre des risques.  Et l'évolution du marché va aussi dans ce sens.

Globalement, ces entretiens font apparaître que les acteurs sont à la recherche de toute solution permettant de concilier les impératifs de leur carrière (qui passent en premier) et la réduction des risques.  L'usage du préservatif apparaît pour l'instant comme un obstacle au développement d'une   carrière qu'il faut contourner à l'aide de différentes stratégies. Par contre, parler du sida et se montrer préoccupé par le développement de l'épidémie ou la prévention ne semble pas contradictoire avec les objectifs professionnels.

 

 

Le paradoxe de la prévention en milieu  X  

Le film intitulé  "Aujourd'hui tout le monde dit oui" de Sandrine Ricaud   (3) qui a fait l'objet d'une forte promotion dans les magazines de charme et dans les magazines spécialisés dans la vidéo,  illustre parfaitement le paradoxe de la prévention en milieu X.  Le scénario repose sur une mise en scène des stratégies de sélection des partenaires : les acteurs n'utilisent des préservatifs que lorsqu'ils ont des rapports de pénétration avec des partenaires qui ne sont pas leur conjoint - à l'écran. Par contre, lors des rapports de pénétration entre des partenaires qui sont définis comme conjoints - ou partenaires stables - les préservatifs ne sont pas utilisés. Il s'agit d'une des stratégies de prévention les plus utilisées dans la population générale - utiliser des préservatifs lors de relations sexuelles avec des partenaires occasionnels.  Le message est donc en harmonie avec les pratiques du public.    

 

Interview de Sandrine Ricaud

"S.M. : Tu as tenu à faire certaines scènes avec préservatifs ?

S.R.: Oui, mais uniquement les scènes de tromperie. Dès qu'Éric Weiss batifole avec d'autres nanas que sa femme (dans le film !), il a un préservatif. Je fais ça pour banaliser l'usage des capotes. Quand mes enfants auront 17 ans, je voudrais que ça devienne un geste automatique pour eux."  (Sexy Mag, n°35, Novembre 1993, p.41 ).

 

Vidéo tournage - L'après Ricaud : "Aujourd'hui tout le monde dit oui", titre d'un film  dont  la particularité est que tous les protagonistes disent oui au préservatif. 

La réalisatrice : "Les comédiens du X se surveillent et sont très prudent, mais je voudrais que tous les gens qui voient ce film se rendent compte qu'un préservatif est un objet à la fois gai et érotique et qu'il peut leur sauver la vie." . (Penthouse, Novembre 1993, n°106, p.102 ).

 

Le film du mois :  "Oui, car signalons une chose importante et vitale : toutes les filles du film ont droit à se faire déflorer l'anus par des bites capotées ; une façon simple et efficace pour banaliser l'usage du préservatif (D'où le titre). En effet lorsqu'ils ne couchent pas avec leurs partenaires respectifs, les protagonistes se protègent..."  (Sexy- Mag, H.S., n°9, Février 1994, p.63)

 

Cependant, et c'est là que le bât blesse, les acteurs qui jouent les conjoints ne sont pas des "partenaires stables" dans "la vie réelle". Dans la mesure où les actes de pénétration apparaissent comme non-simulés, on peut se poser la question de la prévention parmi les acteurs du X eux-mêmes. L'argument de ce film repose principalement sur la visibilité de certaines des scènes de pénétration qui sont filmées à l'aide de préservatifs et qui sont destinées au public.  Comme si, l'utilisation de préservatifs parmi les acteurs ne se justifiait que par sa fonction externe et sa visibilité : la prévention à l'égard du public. Comme si, l'utilisation du préservatif ne pouvait qu'être visible par le spectateur dans un film X.  Dans cette perspective, le film peut être considéré comme venant contribuer à la prévention du public. Mais il laisse en suspens la question de la prévention parmi les acteurs du X.

 

Conclusion : un risque peut en cacher un autre

Francis Leroi,  un réalisateur important du cinéma X  semble avoir trouvé la solution au problème du sida dans ce milieu :

 

Penthouse : "Etes-vous pour ou contre l'utilisation des préservatifs sur les tournages?"

F. Leroi : " Je suis pour. Dans la vie aussi d'ailleurs. Mais la pornographie touche essentiellement le domaine de l'imaginaire et le public ne désire pas retrouver dans les films ce qu'il vit dans la réalité. C'est pourquoi il faut adopter une façon de filmer qui ne laisse pas deviner son utilisation. Dans "Rêves de cuir II", les comédiens portaient souvent un condom mais je me suis arrangé pour que cela ne se voit pas." (Penthouse, Novembre 1994, n°118, p. 73).  

 

Ce réalisateur considère qu'il n'est pas dans la fonction du porno de participer à la prévention du sida et qu'il importe de préserver l'imaginaire sexuel. Par contre, il considère comme plus importante la protection des acteurs à l'égard de la contamination par le virus.  Ce faisant, il établit une différence très nette entre les fictions pornographiques et la réalité des pratiques sexuelles - "protégées" dans ce cas précis. Le sida pourrait ainsi occasionner un retour à la simulation de certaines pratiques sexuelles à risque et à un travail  de montage plus rigoureux permettant de continuer à faire croire au spectateur, au moment de "l'éjac", que le sexe de l'acteur était bien nu. Un tel choix revient à redonner crédit à l'idée selon laquelle le porno est bien du registre de l'imaginaire et pas de celui du "réel".  Idée sans doute difficile à faire admettre aux "hardeurs" masculins. En effet, lors d'entretiens privés, certains d'entre eux avouent craindre que l'usage de préservatifs ne limite l'immédiateté et la vigueur de leurs érections. Et c'est bien là le plus grand "risque du métier" que court un "hardeur" : être confronté à son impuissance. L'érection et "l'éjac" restent peut-être les seules choses réelles et non-simulables dans le porno actuel. 

 

Enfin, il faut aussi tenir compte d'un autre risque que courent les publications à caractère pornographique : la censure et l'interdiction. Le Nouveau Code Pénal et notamment l'article L. 227-24.  ont contraint les magazines distribués en kiosque à paraître à l'intérieur d'une enveloppe de cellophane pour éviter d'être accessibles aux mineurs et tomber sous le coup de la loi.  Participer de manière ostentatoire à "la lutte contre le sida" peut certainement contribuer à donner une légitimité au porno qui rendrait plus difficiles des interdictions abusives. Ainsi, dans le cas du porno, le sida a peut-être pour fonction de protéger de la censure ?

 

Alain GIAMI

psychosociologue

INSERM U 569, 94276 - Le Kremlin Bicêtre Cedex

 

Notes :

 

1. -  Nous désignons par "sida" la dimension globale du phénomène et notamment sa dimensions culturelle, et par "VIH" sa dimension strictement bio-médicale.

 

2. -  Nous avons suivi le choix de Robert Stoller en adoptant le terme de "Porno" :  "Porn désigne les produits de l'industrie du "X" : des photos, des films et des cassettes vidéo d'hommes et de femmes adultes qui réalisent effectivement - et ne simulent pas - des actes érotiques."  (Stoller, 1991). Nous avons traduit le terme américain de "Porn" par son équivalent - "familier" - consacré par l'usage en français: "Porno".  Cette définition ne comporte pas de jugement de valeur sur la qualité morale ou esthétique du Porno, contrairement à la définition qu'en donne le "Petit Robert" : "Représentation (par écrits, dessins, peintures, photos) de choses obscènes destinées à être communiquées au public." (1979).  Elle est certainement incomplète car elle exclue du champ, la réalisation "d'actes érotiques" avec des enfants, et des animaux qui constituent, justement, le domaine de la pornographie qui tombe sous le coup des interdits les plus stricts, en France.  Elle implique une qualité objectivement "érotique" à des actes qui ne sont pas perçus comme tels par tout le monde.

 

3. - Sandrine Ricaud , Aujourd'hui tout le monde dit oui .    Vidéo Marc Dorcel, Collection Sex-Appeal. 1994.

 

4. - Dans l'enquête ACSF, 47,4 % des hommes et 19,3 % des femmes ont déclaré avoir lu un journal pornographique "souvent" et " parfois".  (Alfred Spira, Nathalie Bajos, Groupe ACSF, Les comportements sexuels en France. Paris, La Documentation Française, 1993.

 

5. - Sur le porno on pourra lire avec profit les ouvrages suivants :

 

Bernard Arcand ,  Le jaguar et le tamanoir. Anthropologie de la pornographie . Montréal, Boréal/Seuil, 1991.

 

Martine  Boyer ,  L'écran de l'amour. Paris,Plon, 1990. 

Jean   Millard,   La répression contre le cinéma pornographique et l'incitation à la violence à partir de la Loi du 30 décembre 1975 . Thèse EHESS sous la direction de Marc Ferro.  Paris, 1981

Robert Stoller,    Porn.  Myths for the twentieth century.  New Haven, Yale University  Press, 1991.

Robert Stoller , Ira Levine, Coming Attractions. The Making of an X-Rated Video . New Haven, Yale University Press,  1993. 

 

6. - Alain Blanchet,   Dire et faire dire .  Paris, A. Colin, 1991.

 

7. - Rommel Mendès-Leite,    "Pratiques à risque : les fictions dangereuses", Le Journal du sida , n°42, Août 1992, p. 44-45. 

8. - Linda Williams : Hard Core, Power, Pleasure and the "Frenzy of the Visible"   Berkeley, University of California Press, 1989. 

 

Cet article est repris à partir d'une recherche sur la prévention du sida dans le porno financée par l'Agence Française de Lutte contre le Sida. Je tiens à remercier  Patrick de Colomby, Keila Deslandes, Christophe Gentaz et Florence Paterson pour leur collaboration au cours de ce travail.